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Adriana Pitelberg avait dû être une très belle femme. Aujourd’hui, elle gardait encore une allure aristocratique, bien que marchant avec une canne tout à fait ordinaire, elle semblait garder d’un passé prestigieux une prestance dans sa posture, le port de tête, la coiffure peut-être.
Adriana Pitelberg était professeure de piano. Ma professeure de piano. Je lui tenais une admiration sans borne. Quand ses doigts fins et osseux, dont l’annulaire gauche portait une énorme bague d’argent et d’ambre, courraient sur le clavier sur une nocturne de Chopin, alors qu’il m’aurait fallu observer avec quelle agilité il fallait placer ses mains, je fermais les yeux et me laissais transporter. Je crois qu’elle m’a surpris plus d’une fois dans cet état presque méditatif, et qu’elle n’a rien dit. Je crois qu’elle m’aimait bien, en fait. Je n’étais pas sa meilleure élève, loin s’en faut, mais j’étais la plus empathique de ses élèves.
Quand de sa voix grave, elle me disait « écoute, la légèreté de cette note, comment elle se suspend dans l’air pour mieux introduire la suite » je la regardais et lui souriait, et tentait de reproduire avec plus ou moins de dextérité cette fluidité.
Mme Pitelberg, habitait une petite maison de ville, en meulières, enchâssée entre deux autres plus cossues. C’est chez elle qu’elle recevait ses élèves. Un bel endroit, soigné et douillet. Elle mettait des fleurs à ses fenêtres au printemps, et posait toujours un vase garni de fleurs de saison sur une console, à côté du piano demi queue au milieu du salon de musique. Parfois sa maison embaumait le parfum sucré d’une brioche au four, ou d’un gâteau. Quand j’arrivais ainsi, je levais mon nez de gourmande et lui disais avec l’eau à la bouche combien cela enrichissait mon imagination. Et souvent cela améliorait mon jeu, ce qui la faisait rire.
Je crois que notre complicité, c’est renforcé, ce jour où, il faisait une chaleur d’enfer, une canicule qui mêmes persiennes fermées, transpirait dans chaque recoin de la maison. Adriana Pitelberg a défait son éternel gilet beige, et remonté les manches de son corsage strict. Ce jour-là, j’ai vu sur son avant-bras gauche, un tatouage complètement antinomique avec sa classe. Un chiffre bleu clair 71564.
J’ai murmuré, Auschwitz et je l’ai dévisagé. Elle a vu mon regard sur son bras, ramenant vite sa manche sur cette marque infame. Puis elle a vu cette larme sur ma joue, sans que je ne puisse la retenir. En silence, elle a opiné de la tête. Détournant le regard, elle s’est remise à jouer avec plus de douleur, ou d’énergie, je n’ai pas su. Je n’écoutais pas vraiment. Ou plutôt, j’étais submergé d’émotions.
Quand elle m’a proposé de jouer, j’ai laissé mes mains au-dessus du clavier sans y toucher, et j’ai murmuré, Baba[1] Mayoushka aussi, a ce tatouage, elle c’est 71654.
Silence.
Puis, Adriana Pitelberg a posé ses doigts sur le clavier, entamé cette nocturne en do mineur que Baba Mayoushka fredonne, parfois, quand elle se croit seule, ou qu’elle a ses yeux dans le vague, d’une voix qui parfois se brise. Ma grand-mère ne peut plus jouer de piano.
Adriana Pitelberg n’a rien dit de plus. Ma leçon était terminée.
Mais moi je sais, maintenant, que ces deux femmes, pianistes virtuoses dans leur jeunesse, se sont chantées les airs qu’elles aimaient, pour tenir une heure de plus, un jour de plus, au cœur de cette morne Pologne. Dans ce camp de folies. Quand l’une flanchait, l’autre était là pour l’aider, et fredonner encore quelques notes. Et quand Maya a eu les doigts écrasés par une crosse SS, c’est Adriana qui a soigné comme elle pouvait ces doigts tout déformés. Toujours, elles ont continué à chanter les notes et les accords pour tenir encore, et encore.
[1] Baba signifie mamie en polonais